Les femmes poètes
françaises entre deux révolutions, 1789 -
1830
par
Joseph Nnadi
University of Winnipeg, Man.
L'évolution du féminisme1 en
France est marquée par deux paradoxes importants.
Le premier, c'est la Révolution française
elle-même, phénomène tant attendu, mais
qui finit par décevoir. Les femmes de lettres, de
par leurs salons et leur soutien matériel, ont contribué à l'ouvre
des philosophes et des encyclopédistes, donc à préparer
cette Révolution. Pourtant ladite Révolution
n'est devenue pour elles qu'un leurre, un appât, où Madame
Roland et Olympe de Gouges, entre autres, trouvent une mort
injuste. De sorte que, après la montée sociale
progressive des deux siècles précédents,
après l'éclat chaque jour croissant des salonnières
et des femmes de lettres en général, la voix
féminine en France semble s'éteindre en 1789 avec
le dernier cri de Mme Roland : « Liberté,
comme on a joué de vous ! » Et c'est
du choc de cette déception que naît la Déclaration
des droits de la Femme et de la Citoyenne d'Olympe
de Gouges en 1791, premier manifeste du féminisme
français. Entre cette date et 1815, beaucoup de salons
ferment leur porte, les plumes de femmes semblent tarir,
beaucoup de femmes fortes-telles Mme de Staël et Mme
Récamier, fuient le pays ou sont persécutées.
Le deuxième paradoxe, c'est le saint-simonisme,
qui, d'une simple doctrine économique propre à l'industrialisation
naissante du 19 e siècle devient une institution
quasi religieuse, « un apostolat. » Sa
structure administrative et son langage sont empruntés à l'Église.
Ainsi on a surnommé Barthélemy Prosper Enfantin « le
Pape du saint-simonisme » ; et il s'est
comporté comme tel ! Ce mouvement qui, par principe,
n'attribue à la femme qu'un rôle secondaire,
finit par apprendre aux Femmes leur puissance et leur capacité de
changer le monde. Des « dissidentes saint-simoniennes » (dont
Mme Claire Bazard, Eugénie Niboyet, Jeanne Deroin
et Suzanne Voilquin), fonderont les premiers journaux de
femmes et, par-là, se compteront parmi les premières
féministes du 19 e siècle. À son insu
et à contre-cour peut-être, Prosper Enfantin
finit par « accoucher de la Femme », c'est-à-dire,
par habiliter les femmes à se prendre en charge.2
Nous évoquons ces deux événements
historiques pour démontrer à quel point l'année
1791 marque la fin d'un âge d'or du féminisme
français, tandis que 1832 en marque la renaissance.
En effet, les quarante ans entre les deux Révolutions
constituent la période noire du féminisme
en France. Les gouvernements successifs de l'époque
n'apprécient pas beaucoup le rayonnement de ces salons
politiques que Roger Chartier appelle des « .instances
de consécration intellectuelle indépendantes
des institutions réglées et des corps établis . »3
C'est donc une époque où la
Femme française
semble perdre tous les gains des siècles précédents.
Mais, malgré les difficultés accrues, malgré les
préjugés renforcés contre la femme écrivain,
certaines continuent à écrire, tantôt
clandestinement, tantôt de manière obstinément
militante, souvent au risque de représailles gouvernementales.
Les femmes poètes dont nous parlerons ont contribué de
manière significative à faire le pont entre
1789 et 1830. Car, elles ont continué à souffler
sur les cendres de la première Révolution
pour qu'enfin puissent éclater les flammes de la
deuxième.4
La vie intellectuelle des femmes de cette période évolue
sur deux voies parallèles : sur le plan social,
c'est l'activisme social de Mme Roland, d'Olympe de Gouges
et de la future Pauline Roland. Sur le plan littéraire,
ce sont les écrits de Mme de Genlis, Mme de Staël,
Mme Récamier et ses disciples, Mme (La Princesse)
de Salm-Dyck et Mme de Girardin. Nous nous préoccuperons
ici de la voie littéraire tout en essayant de ne
pas perdre de vue le contexte socio-politique, qui, en effet,
est susceptible de l'élucider. Nous découvrons
d'une part que l'esprit révolutionnaire et l'enthousiasme
féministe naissent d'une même source-le goût
de la liberté et de l'égalité--, et
d'autre part, que militantisme poétique et militantisme
journalistique, loin de s'opposer, se rejoignent et se complètent.
Mme de Genlis
Âgée de 43 trois ans lorsque
la Révolution éclate,
Mme de Genlis, salonnière, romancière, critique
littéraire et poète, a sans aucun doute suivi
les vagues du féminisme du temps de Mme Roland et
d'Olympe de Gouges. Sa longévité lui permet
d'embrasser et d'enjamber les deux siècles. Mais,
la mesure de son radicalisme féministe se manifeste
avant tout dans son étude, De l'influence des
femmes sur la littérature française comme
protectrices des lettres et comme auteurs, essai paru
en 1811. Dans cet ouvrage critique, elle réagit de
manière alors subversive, donc féministe, à l'injustice
que la femme a connue surtout dans la sphère des
primes littéraires. Et affirmant que, dans les genres épistolaire
et fictive, les ouvres de femmes (telles Mme de Sévigné,
Mme de Graffigny, Mme Riccoboni et Mme Cotin) sont bien
supérieures à celle des hommes, y compris
Marivaux et Prévost, elle porte plainte contre cette
injustice. Et elle va jusqu'à prôner la création
d'une Académie de femmes:
Les hommes qui assignent les rangs dans
la littérature,
puis qu'ils en dispensent les honneurs et distribuent les
places, dont toutes les femmes sont exclues, donnent souvent
de la célébrité à des talents
fort médiocres. S'il existait une Académie
de femmes, on ose dire qu'elle pourrait sans peine se conduire
mieux et juger plus sainement.5
En effet, Mme de Genlis annonce le féminisme
du 20 e siècle à bien des égards. Par
exemple, au lieu de plaindre la sentimentalité de
la femme, elle en fait l'éloge, la décrivant
plutôt comme une force créatrice : «cette
force d'âme, cette puissance de volonté qui,
bien ou mal employées, donnent une constance inébranlable
pour arriver à son but, ou fait tout braver :
les obstacles, les périls, la mort même, pour
l'objet d'une passion dominante.»6 À l'époque
actuelle, Mme de Genlis passerait pour une féministe
modérée. Mais dans le contexte de son temps,
c'est une combattante qui n'est que trop consciente des
enjeux, pour une femme, de la carrière d'écrivain: «Dès
qu'une femme s'écarte de la route commune qui lui
est tracée, elle devient une espèce de monstre.»7
Dans sa poésie, elle s'attaque farouchement au fléau
social qui paraît le plus nuisible à la femme
de son époque : le mariage forcé et le
mariage de raison. C'est le sujet de son poème allégorique, « La
Rose blanche entée sur le houx », que
nous nous permettons de citer intégralement :
LA ROSE BLANCHE ENTÉE SUR LE HOUX8 Sur le houx sombre et piquant, Est-ce toi que je découvre, Et qui péniblement entr'ouvre Un calice languissant ? Toi, jadis l'ornement des corbeilles de Flore, Toi, rivale du lys jaloux de ta blancheur, Q'est devenu l'éclat de ta douce fraîcheur ? Dis-moi quel destin que j'ignore, Sur cet arbre étranger te fixe tristement. Dis-moi quel malheur si pressant Te reverdit et décolore De ton disque argenté l'émail éblouissant.
Ainsi parlait une Rose attendrie, À sa sour pour toujours unie Au triste houx, dont l'aspect repoussant Effraie Iris, Aminte, et même le passant. Hélas ! répond la fleur infortunée, Pour le bonheur sans doute j'étais née, Mais l'avarice a causé mon tourment, Et sans consulter mon penchant, Un cruel jardinier, trompant mon espérance, Forma la funeste alliance Qui me lie et m'enchaîne à cet arbre odieux ! Malgré mon destin rigoureux, Je ne maudirai point l'auteur de ma souffrance ; Je me souviens encor qu'aux jours de mon enfance Il prodigua des soins touchants et généreux. Mais je désire au moins que mon sort déplorable Soit une leçon profitable Pour les jardiniers orgueilleux, Qui puisse réprimer en eux, D'une cupidité coupable, Les vains désirs ambitieux. Pères, parents, c'est à vous que s'adresse De ce discours le véritable sens ; Sachez le méditer. Toujours pour vos enfants, Pour leur hymen consultez la tendresse, Assortissez et les mours et les goûts,
Et n'unissez jamais la rose avec le houx.
La personnification et le dialogue de ce
poème rappellent
les fables de Jean de La Fontaine, qui pourtant fait parler
les animaux plutôt que les arbres. Le portrait hyperbolique
du houx-mari et de la Rose-épouse cadre bien avec
l'approche féministe ; ceci fait ressortir les
meilleurs traits de la femme au détriment de l'homme. Les
adjectifs («sombre et piquant» ; «triste» et «repoussant» ; «arbre étranger»)
qui modifient le houx sont bien choisis pour
mettre l'accent sur l'aspect répulsif et rébarbatif
des vieillards moribonds, qui épousent (souvent en
secondes ou troisièmes noces) de bien tendres fillettes.
La Rose blanche connaît donc deux phases diamétralement
opposées de sa courte vie, avant et après
son mariage. Elle est d'autant plus malheureuse maintenant qu'elle
avait été heureuse jadis. Et le mariage
forcé est représenté comme une chaîne,
comme un tourment éternel, comme l'enfer sur terre !
Et cela, à cause de l'avarice des pères. D'où l'importance
des derniers vers qui expliquent la fable. Ce poème
constitue une contribution importante de Mme de Genlis au
combat pour la libération de la Femme.
Mme de Salm-Dyck
Entre 1785 et 1797, pendant que les femmes
de lettres s'éclipsent
de plus en plus, une « Société des
Gens de Lettres » entreprend l'édition
d'une Bibliothèque Universelle des Dames .
Cette Société d'hommes vise la ré-impression
d'ouvrages choisis, pour l'érudition des « Dames »,
car, prétend-elle, « les femmes, pour
plaire aujourd'hui dans le monde, ont besoin d'être
plus instruites qu'autrefois.»9 Malgré son
prétendu libéralisme, ce groupe d'éducateurs
de femmes, en s'arrogeant le droit et le pouvoir de dicter
aux femmes ce qu'il leur convient de lire et de ne pas lire,
freine encore plus l'indépendance intellectuelle
de la femme. Il est significatif que pendant les douze ans
de publications diverses, ni la lecture ni la composition
de poèmes, ne figurent au programme que la Société propose
aux femmes.
Et c'est contre cette distribution arbitraire
du labeur intellectuel que s'érige Mme de Salm-Dyck
dans son poème « Epître aux femmes » qui
est une déclaration des droits intellectuels de la
Femme. Ce poème sert de mot d'ordre à toutes
les femmes de se mêler de tout : politique, science,
beaux-arts, lettres, poésie, sans rien excepter.
Dorénavant, Salm-Dyck incite ses contemporaines à participer
dans certaines activités intellectuelles jadis interdites à la
gente féminine mais qui font la gloire et l'immortalité des
hommes:
Sciences, poésie, arts qu'ils nous
interdisent,
Sources de voluptés qui les immortalisent,
Venez, et
faites voir à la postérité
Qu'il est aussi pour nous une immortalité!
Salm-Dyck enchaîne donc sur la D é claration
des droits de la Femme et de la Citoyenne d'Olympe
de Gouges pour réclamer le partage équitable,
entre hommes et femmes, des devoirs et des privilèges
sociaux, l'accès équitable à toutes
les ressources et à toutes les institutions nationales.
Elle enchaîne également sur l'ouvre critique
de Mme de Genlis en décrivant les contraintes sociales
et psychologiques auxquelles la femme auteur est sujette.
Ces contraintes, elle les élabore dans son poème « Boutade
sur les femmes auteurs » où l'on lit :
Qu'une femme auteur est à plaindre !
Juste ciel ! le triste métier !
Qu'elle
se fasse aimer ou craindre,
Chacun sait la déprécier...
Et dans les vers qui suivent, elle reprend l'idée
que la femme écrivain est communément considérée
comme un monstre, « un animal curieux » par
tous : une bégueule, un raisonneur ou un sot, également.
Ce qu'il y a d'ironique, suggère de Salm-Dyck, c'est
que la femme auteur reçoit les critiques les plus
virulentes de ceux ou celles qui sont le moins qualifiés pour
les faire:
Un poète blâme sa prose, Un prosateur blâme ses vers ; On lui suppose mille travers, On imprime ce qu'on suppose ; Sur elle on ment, on rit, on glose, Aux yeux trompés de l'univers.
Mais ces critiques et ces attaques injustes,
Mme de Salm-Dyck les considère la preuve même de la supériorité de
la femme écrivain :
Joignez à ces tourments divers
.............
Chansons, épigrammes, pamphlets,
Menus propos des bons apôtres
Et vous connaîtrez ce que c'est
Que d'être un peu moins sot que d'autres. Donc, loin de se décourager, la femme écrivain
est conviée à relever le défi de sa
triste vocation. Elle doit s'en enorgueillir. Les derniers
vers de « Boutade sur la femme auteur» le
disent sans ambages :
Juste ciel ! le triste métier ! Oui, j'y renonce pour la vie ; Fuyez encre, plumes, papier, Amour des vers, rage ou folie ! Mais non ; revenez m'aveugler, Bravez ces clameurs indiscrètes ! Ah ! vous savez me consoler
De tous les maux que vous me faites.
À travers ces deux poèmes,
Mme de Salm-Dyck s'inscrit dans les rangs des disciples
d'Olympe de Gouges et de Mme de Genlis.
Mme de Staël et Mme Récamier
Les vers de Mme de Salm-Dyck semblent donner le ton à toute
une génération de femmes-poètes (Marcelline
Desbordes-Valmore, Mme Amable Tastu, Elisa Mercoeur, Mme
de Girardin) qui prennent la relève et s'assemblent
chez Mme Récamier la considérant en quelque
sorte comme patronne.
Nous passerons vite sur les travaux de
Mme de Staël
et de Mme Récamier. Il va sans dire que toutes les
deux sont des militantes avant-gardistes de la libération
de la femme comme de l'élimination de toute forme
de dictature. Mais pour ce qui est de Mme de Staël,
son militantisme féministe se manifeste le plus dans
sa vie personnelle et dans son roman, Corinne , dont
l'héroïne éponyme « semblait
aux femmes de ce temps le modèle que toute femme
d'esprit dût se proposer.»10 En
projetant ce personnage romanesque sur leur société,
cette génération de Françaises en est
venue à donner le nom de « Corinne » à Mme
de Girardin, reconnaissant en elle le modèle de la
femme accomplie, la femme du futur.
Nous ne citerons qu'un seul poème de Mme de Staël ;
c'est son « Epître sur Naples » qui
passe du lyrique dans les 40 premiers vers à l'épique
dans les 106 vers qui suivent. Ainsi du point de vue thématique,
le poème peut se diviser en deux parties dont la
première chante la beauté enivrante de Naples, « la
terre d'oubli » qui « rend le cour
plus libre et l'esprit plus léger. » Mais
la beauté exaltante du paysage ne masque à peine
les tristes vestiges d'un passé héroïque.
Et c'est surtout à l'héroïsme d'un Marius
ou d'un Brutus que se consacre la deuxième partie.
La poétesse explique ainsi l'alliance inséparable
de la beauté du paysage et de l'héroïsme
patriotique : « Par le cendre et le sang
cette terre est féconde // Et la rose n'y croît
qu'au milieu des tombeaux. » (43-44)
Parmi les illustres Romains dont les tombeaux parsèment
ce beau paysage on nomme surtout des militaires Marius et
Brutus et des poètes Cicéron et Virgile. À travers
les juxtapositions-oppositions : Marius-Sylla, Brutus-César
(Octave Auguste), le poème retrace des épisodes
de l'Histoire romaine en effectuant une parodie du règne
de Napoléon. Comme Octave, Napoléon « . ne
fut qu'un tyran, doux par hypocrisie // Cruel par sa nature. » Comme
Napoléon, dit Mme de Staël,
Octave abaissant tout, assura sa victoire
Il
commanda des vers aux flatteurs asservis
Il
a voulu tromper jusqu'au juge suprême
Jusqu'au
temps, seul rebelle à la loi du plus fort.
(69-74)
On ne doit pas chercher loin pour se rendre compte que
ce poème met en évidence le règne de
Napoléon et surtout ses rapports avec les hommes
et les femmes de lettres de son temps dont des poètes
flatteurs qui vivent au dépens de l'État.
Mais, l'auteur du poème veut se compter parmi les
poètes qui ne se vendent pas, qui ne flattent aucun
empereur, qu'il se nomme Napoléon ou Octave. Ce poème,
s'adresse ainsi aux écrivains, comme pour les inciter à la
résistance :
Vous êtes méconnu, vous, peuple de poètes
Mobile,
impétueux, irascible, indolent (117-118)
Finalement, c'est dans son admiration de Brutus qui « croyait
dans César frapper la tyrannie », que
cette poétesse trahit ses sentiments et son parti
pris idéologique :
Il combattait alors pour le destin du monde
Et
tous nos longs malheurs datent de ses revers
(89-90, nous
soulignons)
Ce poème retrace, de manière travestie, les
combats menés par Mme de Staël contre l'oppresseur
et le tyran que fut Napoléon 1 er . Elle serait
la réincarnation de Brutus, ce Brutus dont elle écrit :
Avec
un cour aimant, tu passas pour cruel
Et
sublime en vertu tu fus jugé coupable
Tant
le succès peut tout sur le sort d'un mortel. Dans ce poème se manifeste la soif insatiable de
liberté et la haine implacable de toute oppression
qui sont les mots d'ordre de Mme de Staël et de ce
un peuple de poétesses dont nous parlons. C'est encore
une autre manifestation de la survivance de l'esprit de
la Révolution française dans la poésie
féminine de cette époque.
On dit de la « belissima Zulieta » (ainsi
les Italiens ont pris l'habitude d'appeler Juliette Bernard
qui deviendra Mme Récamier) que « ce fut
elle qui inventa cette fameuse danse de l'écharpe,
reproduite tout au long par Mme de Staël dans Corinne.»11 Ce
serait la preuve que Mme de Staël s'est inspirée
de son amie, Mme Récamier, pour créer l'héroïne
de son roman. Mais ce serait aussi la preuve que les femmes
françaises de la Restauration ont reconnu en cette
dernière un autre modèle de la femme du futur, à côté de
Mme de Girardin. Comme son amie Mme de Staël, Mme Récamier
cristallise donc et l'esprit révolutionnaire et l'esprit
féministe surtout par l'exemple de sa vie et par
le salon où elle trônait. Son salon était
un véritable berceau pour la génération
suivante dont nous parlerons prochainement. Il est regrettable
qu'en 1849, sur son lit de mort, Mme Récamier ait
ordonné la destruction de ses papiers.12
Elisa Mercoeur
Née d'une mère célibataire d'origine
arabe et d'un père français dont l'identité rend
toujours perplexes les chercheurs, Elisa Mercoeur doit affronter
beaucoup d'obstacles à ses rêves de gloire
littéraire. Elle nourrit l'ambition de racheter en
quelque sorte son honneur d'enfant abandonné. Elle
nourrit aussi l'espoir de pouvoir compenser sa mère
en la prenant en charge, par sa plume. Mais sa plus
grande ambition est de se conquérir une place à côté des
grands noms de poètes : à côté des
Boileau et Byron, Homère, Ovide et Le Tasse. L'esprit
de la Révolution est sans aucun doute sous-entendu
dans cette ambition : l'égalité de tous
sans égards aux différences d'âge, de
sexe ou de race. Pourtant, on dirait que Mercoeur sent s'approcher
un sort maléfique qui lui dicte une mort prématurée ;
ceci expliquerait peut-être son empressement frénétique
pour accomplir tout projet entrepris. Dans les derniers
vers de « Rêverie » elle semble
désirer une mort qui la surprendra en pleine ovation :
Est-il besoin toujours qu'on achève l'année ?
Le
souffle d'aujourd'hui flétrit la fleur d'hier ;
Je
ne veux pas de rose inodore et fanée ;
C'est assez
d'un printemps, je ne veux pas d'hiver.
L'hiver dans la poésie de Mercoeur, c'est l'ombre,
la vieillesse, la décrépitude, la mort. Par
contre, une vie courte mais active, chargée mais
fructueuse se compare chez elle à l'air frais du
matin, à la rose fraîche et parfumée.
Elle se contentera d'aller se « reposer avant
d'être lassée. »
Comme « Rêverie »,
les poèmes « Philosophie » et «Le
Centenaire» reprennent
les oppositions :
jeunesse-vieillesse, immortalité-oubli, gloire-ignominie.
A travers la métaphore de l'invité qui attend
le départ de tous les autres pour se lever du banquet, « Le
Centenaire » peint la solitude et l'ennui du
vieillard-centenaire, privé dans ses dernières
années de tout ce qui donne un sens à la vie :
famille, amitié, camaraderie, bonne chère.
Paradoxalement, le centenaire du poème est le reflet
de la jeune âme du poète, âme assagie
ou blasée trop précocement. Car c'est son
rêve de gloire qui est à l'origine du désenchantement
et de l'amertume qui ombragent son jeune âge. C'est
l'aveu de la troisième strophe :
Enfant, il avait ri dans les bras de sa mère ;
Car ce n'est pas au bord que la coupe est amère ;
Quand
son âme rêvait d'Honneur,
d'Amour, de Gloire,
Il a cru. Maintenant, même de sa mémoire,
Chaque
songe s'est effacé.
Le contraste se fait ici entre le naïf bonheur d'une
enfance sécurisée dans les bras de sa mère
et la froide réalité de la vie d'adulte, où la
poétesse doit se lancer seule dans le monde pour
se conquérir le terrain déjà accaparé par
d'autres. Alors, elle découvre l'inhumanité de
l'homme, en se confrontant à l'hostilité des
rivaux, tel Lamartine, ainsi que nous allons voir. Le talon
d'Achille d'Elisa Mercoeur semble être d'avoir cru
trop sincèrement et trop littéralement aux
promesses de la Révolution de 1789, telles que paraphrasées
par Olympe de Gouges :
. Toutes les citoyennes et tous les citoyens
doivent être également
admissibles à toutes dignités, places et emplois
publics, selon leurs capacités et sans autres distinctions
que celle de leurs vertus et de leurs talents.13
Mercoeur ne semble pas pouvoir se reprendre
de ses déceptions
dans le monde réel. Car, sans rien écrire
directement sur la Révolution
ni sur le féminisme, elle semble vouloir vivre pleinement
sa révolution, son féminisme
et son humanité. En ceci, elle se montre fidèle
disciple de Mmes de Staël et de Salm-Dyck, et devancière
de George Sand, Louise Ackermann et Louise Colet, entre
autres.
Mme Amable Tastu et Mme de Girardin
Pour mieux comprendre l'apparente résignation
de Mme Amable Tastu, il importe de rappeler la froideur
avec laquelle les poètes canonisés de son époque
ont reçu cette jeune poétesse. Lors de la
parution de son premier poème en 1816, alors que
Mme de Genlis et Mlle Dufrénoy et tant d'autres femmes
la comblent d'éloges,14 les
hommes en général restent attentifs et réticents.
Les ouvres de Tastu continuent pourtant à faire éclat :
en 1821, elle est couronnée par l'Académie
française, en 1823 et 1824 elle remporte des lauriers
aux Jeux Floraux de Toulouse. Lorsque l'Académie
provinciale de la Loire Inférieure couronne Mercoeur
en 1827, le poète du « Lac »,
n'en pouvant plus, explose :
Je ne croyais pas au talent de la femme ; cependant,
le recueil de Mme Tastu m'avait ébranlé . Cette
fois, je me rends et je prévois que cette fille nous
effacera tous tant que nous sommes.15
Plus tard, il décrira les vers de Tastu péjorativement
comme «de vains jeux d'harmonie » et Sainte-Beuve,
comme par complicité, lancera aussi sa pierre, traitant
cette poésie comme « ce chemin qui se
brise au milieu. » C'est avec donc une ironie
voilée que Tastu répond à ces deux
critiques dans le poème « Réponse
aux vers que m'ont adressés MM. de Lamartine et Sainte-Beuve » où on
lit :
S'ils ont dit vrai, tous deux, ma tâche est
achevée. .................... Il le faut : adieu donc, Sylphe à la voix rêveuse ; Ton servage est fini ! va-t-en, mon Ariel. Le « si » du premier vers laisse
entendre que la poétesse n'est ni contente du jugement
des deux maîtres, ni convaincue de sa véracité.
Plutôt que de rouspéter comme ferait Lamartine,
dominant ses émotions avec le stoïcisme d'un
Vigny, elle s'adresse ainsi à sa Muse :
Mais je te vois frémir ; trop longtemps je
t'arrête ;
Pars donc et sois béni, béni, mon Ariel ;
Toi, qui sans dévoiler, que d'une main discrète,
Ma blessure secrète
Y sus verser pourtant une goutte de miel.
L'important pour nous, c'est qu'à travers ces vers
Tastu révèle le rôle de l'art, tel qu'elle
le conçoit. En parlant d'une blessure secrète
non dévoilée, Tastu se lamente de la lutte
inégale que mène la femme écrivain
contre les préjugés collectifs de ses contemporains.
Elle le fait de sa manière étouffée,
effacée et presque sournoise. Dans ce sens, elle
fait écho à Mme de Genlis, à Mme
de Salm-Dyck.
C'est toujours avec une discrétion qui frôle
la ruse que, dans son poème « L'Ange gardien » elle
s'en prend au rôle que l'Église accorde à la
femme. Ici, l'Ange gardien, la voix de la conscience chrétienne,
s'efforce de détourner la femme de génie de
son rôle de guide de l'humanité. Mais, la femme
de génie lui fait la sourde oreille et à chaque étape
de sa vie refuse de se conformer à la vie soumise,
inactive et infructueuse de femme au foyer. N'écoutant
pas conseiller non sollicité qui lui chuchote constamment à l'oreille,
elle s'en tient à sa vocation sacrée et à ses
rêves de gloire et de service à l'humanité :
Revenez, revenez, songes de ma jeunesse ;
Éclatez, nobles chants ; lyre, réveillez-vous !
Je puis forcer la gloire à tenir sa promesse ;
Recueillis pour mon fils, ses lauriers seront doux.
Oui, je veux à ses pas aplanir la carrière,
À son nom, jeune encore, offrir l'appui du mien.
Pour y conduire au but, y toucher la première,
Et tenter l'avenir pour assurer le sien. (vers 57-64) L'audacieux et le subversif dans ces vers ne peuvent être
pleinement appréciés que dans le contexte
de son époque, dominée par le Code Napoléon,
le Concordat et le renouveau du catholicisme après
l'anticléricalisme de la Révolution. La discrétion
ou la pudeur féminine de Tastu fait penser à Mercoeur
et à Marcelline Desbordes-Valmore. Nulle part dans
leur vaste poésie, elles ne laissent paraître
clairement les tourments physiques ou moraux, matériels
ou spirituels, qui inspirent leurs vers.
Mme de Girardin
La carrière littéraire de Mme de Girardin
est bien typique de son époque. Entre 1825 et 1830,
elle est reconnue comme « poète du jour »,
atteignant ainsi le sommet de sa gloire littéraire.
Comme chez ses devancières et ses contemporaines,
cette renommée ne dure pas. On dit que son mariage
en 1831 lui offre l'occasion de régner différemment-ce
qui suggère qu'elle cède aux normes que la
société de l'époque prescrit pour la
femme mariée. De toute façon son « Désenchantement » incarne
l'état d'âme de la femme de lettres des années
de transition de la Révolution de 1789 à celle
de 1830. Les deux dernières strophes de ce poème
font voir que cette poétesse souffre des même
maux - frustration, déception, désespoir,
bref désenchantement dont ont souffert Mme
Tastu, Elisa Mercoeur :
Qu'importe le destin qui pour moi se prépare,
Quand le sol poétique a manqué sous mes pas ! Hélas ! le feu sacré, dont le Ciel est
avare, Ici ne se rallume pas. On peut rendre la joie à l'âme qu'on afflige, Au pauvre la fortune, au mourant la santé, Jamais on ne rendra le sublime prestige Au poète désenchanté.
Brièvement acclamée « le poète
du jour » aux environs de 1828-1830, Mme de Girardin
tombe du jour au lendemain dans un oubli inexplicable. Alors,
se détournant de la poésie, elle ne tarde
pas à fonder un journal intitulé Lettres
de Paris où elle continue, dans l'esprit de ses
devancières, à viser L'Académie française,
symbole de l'Autorité établie et de la marginalisation
de la Femme. N'est-ce pas avec sarcasme qu'elle explique
ainsi pourquoi les femmes ne font pas partie de L'Académie ? :
C'est parce que les Français sont envieux des Françaises,
et ils ont raison. Un Italien a plus d'esprit qu'une Italienne,
un Espagnol a plus d'esprit qu'une Espagnole, un Russe a
plus d'esprit qu'une Russe, mais une Française a
plus d'esprit qu'un Français.16
Chez elle, la militante littéraire et la journaliste
se rejoignent ; ce qui devrait mettre fin à la
notion d'une incompatibilité entre les deux ;
notion que l'étude de Laure Adler semble appuyer.
.
Conclusion
Une cuisante soif de liberté toujours
insatisfaite, une conscience de capacités intellectuelles
non reconnues, et par conséquent, un profond sentiment
d'injustice subie des mains des Académiciens, de
grandes promesses de gloire éventuellement déçues,
voilà les
causes de cette rancour mélancolique qui perce dans
la poésie féminine de cette époque.17
Ainsi, si les titres comme « Découragement », « Désenchantement », « Boutade
sur la femme auteur » abondent, les autres comme « Épître
aux femmes », « Epître sur Naples » témoignent
du défi, voire du combat que la femme a mené et
qu'elle veut passer de main en main, de génération
en génération. Une caractéristique
importante de ces poèmes, c'est que les femmes s'y
adressent principalement. Ces poèmes sont comme des
confidences partagées, des exhortations préparatoires
au combat remis, sine diem .
Un autre aspect très important de
l'activité « intellectuelle » des
femmes entre les deux Révolutions, est la prise de
conscience progressive que les femmes doivent se prendre
collectivement en charge. Combien d'ouvres de femmes ont été publiées
grâce aux contributions financières d'autres
femmes ! Ainsi en 1816, la jeune Mlle Voïart (future
Mme Tastu) bénéficie de cette « sororité » naissante
où les plus expérimentées et les plus
aisées appuient les débutantes et les moins
aisées. En 1823, Tastu collabore avec Mlle Dufrénoy
pour la publication de l'ouvrage Livre de femmes .
Toute sa vie, et surtout après sa mort, Elisa Mercoeur
tirera profit de cette coopérative informelle. Nombreux
sont les poèmes où Marcelline Desbordes-Valmore
se montre reconnaissante à des contemporaines pour
leur soutien varié.
Avec Mme de Girardin, la femme poète se fait journaliste
en même temps. Elle participe de l'activité préférée
des dissidentes saint-simoniennes dont nous avons parlé.
Ainsi doublement armée, littéraire et journaliste à la
fois, la femme française du 19 e siècle est
encore mieux placée pour confronter son avenir.
Notes 1. Nous
entendons ce mot dans son sens étymologique non pas
historique puis qu'à l'époque qui nous préoccupe,
il ne figurait même dans le dictionnaire de la langue
française.
2. Laure Adler consacre à ce sujet
tout un chapitre de son étude À l'aube du féminisme :
Les premières journalistes (1830-1850) .
3. Roger Chartier, Les Origines culturelle
de la Révolution française (Paris : Le Seuil, 1990)
192 ; cité par Ronald Bonnel et Catherine Rubinger, op. cit. ;
p. 10.
4. Il n'existe pas encore, à notre
connaissance, d'étude suivie sur la poésie féminine de
cette période. Ainsi les réflexions que nous faisons ici restent à développer
et à revoir au besoin.
5. Mme de Genlis, De l'influence des
femmes sur la littérature française comme protectrices des
lettres et comme auteurs , p. vij-x (sic) citée dans Bonnel et
Rubinger, p. 21-22.
6. Op. cit., p.x ; cité par
Roland Bonnel et Catherine Rubinger, p. 32.
7. Cité par Evelyne Wilwerth dans Visages
de la littérature féminine (Liège, Bruxelles :
Pierre Mardaga, éditeur, 1987), p.12. C'est dans le même esprit
de révolte que Marcelline Desbordes-Valmore déclare : « La
femme, je le sais, ne doit pas écrire // J'écris pourtant. »
8. Sauf avis contraire, les poèmes
cités dans cette étude sont recueillis par Alphonse Séché, Les
Muses françaises (Anthologie des femmes poètes 1200-1891) ,
Paris : Louis-Michaud, 1908. « La rose blanche entée
sur le houx » s'y trouve à la page 166-167.
9. Jacobs et Barber, p. 123.
10. Voir, F. Desplantes et P. Pouthier,
p, 325.
11. Loc. cit., p. 301.
12. Loc. cit., p, 314.
13. Article 6 de la Déclaration
des droits de la Femme et de la Citoyenne d'Olympe de Gouges.
14. Voir F. Desplantes et P. Pouthier,
op. cit., p. 316.
15. Cité par Alphonse Séché,
op. cit., p.275, et par le Comte de Saint-Jean (Mme Eugène Riom), op.
cit., p.98.
16. F. Desplantes et P. Pouthier, p. 327.
17. Bien sûr, il faut tenir compte
aussi du tempérament et des circonstances particulières de chaque
poétesse.
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les premières journalistes (1830-185) , Paris :
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