LCMND E-Journal v. 2008/4: Le “Far West” de L’Amérique du Nord dans l’esthétique baudelairienne du Sauvage / Joseph Nnadi, University of Winnipeg
Linguistic Circle of Manitoba & North Dakota (LCMND)
LCMND e-JOURNAL v. 2008/4

Le “Far West” de L’Amérique du Nord
dans l’esthétique baudelairienne du Sauvage
[1]

par
Joseph Nnadi
UW, Winnipeg


D'après un article de Wikipédia, l'encyclopédie libre, «le mythe du Bon Sauvage provient de l'idéalisation de la vie des Indiens proposée par Montaigne au XVIe siècle, à partir des récits qu'il a pu entendre ou lire. La description qu'il propose des hommes vivant ‘naturellement', dans le 31e chapitre des Essais, a pour fin de mettre un terme à la volonté civilisatrice et à l'action destructrice des Européens à leur égard».[2]

Jany Boulanger, du CEGEP Montréal, lui, ajoutera que ce mythe «… répond, entre autres, à la quête de nouvelles valeurs du XVIIIe siècle ainsi qu'à son fougueux débat opposant ‘nature' et ‘culture'. Associé à la période de grands bouleversements de la Révolution industrielle, il représente un havre de paix pour toutes les âmes agitées par un futur incertain. Vivre en d'autres temps, en d'autres lieux où paix et bonheur sont assurés par une Nature bienveillante, voilà ce que propose le mythe du Bon Sauvage».

Le débat pour et contre ce concept battait son plein juste avant la Révolution française et les arguments passionnés, parfois mordants d'ironie et de sarcasme, (arguments qui opposaient surtout Rousseau et Voltaire) ne s'effaceraient plus jamais de la mémoire collective de l'Humanité. L'important pour la présente communication est que depuis la fin du XVIIIe siècle, l'impression était bien répandue que, sur ce sujet, Voltaire avait triomphé de Rousseau, et que l'impact socio-littéraire de l'idée du 'bon sauvage' allait décroissant au fur et à mesure que le XIXe siècle avançait et que le positivisme et le matérialisme gagnaient du terrain dans la société et le milieu intellectuel français. Pourtant, d'une façon générale, Baudelaire aborde ce sujet à plusieurs reprises dans les Fleurs du mal et dans ses Curiosités esthétiques (notamment, le Salon de 1846, le Salon de 1859) et dans les Notes nouvelles sur Edgar Poe, parues en 1863 . Et, à en juger par ces écrits, le poète des Fleurs semble prendre le parti de Jean-Jacques Rousseau plutôt que de son adversaire. En effet, l'opposition homme sauvage – homme moderne jalonne les écrits de Baudelaire jusqu'à la fin de sa vie, laissant une empreinte indélébile sur son esthétique et sa pensée philosophique.

Les Curiosités esthétiques et les Fleurs du mal fourmillent de références et de réflexions tantôt passagères et raccourcies, tantôt profondes et extensives sur la population indigène de l'Amérique du nord. C'est que, sans qu'il n'ait jamais voyagé en Amérique, il s'entretient souvent longuement sur ce pays, fortifié sans doute de sa vaste lecture et de sa «connaissance» d'Edgar Allan Poe (1809-1849), poète et critique américain qu'il considère comme une âme sœur, un alter ego. Baudelaire éprouve pour Poe une affinité et une fraternité spirituelle si profondes qu'en parlant de son homologue américain, il semble se révéler, s'analyser. La présente étude se propose d'apporter de l'éclairage, d'une part sur la conception baudelairienne du Sauvage et, d'autre part, sur la part de ce mythe du sauvage dans l'esthétique baudelairienne.

C’est dans les études consacrées au peintre américain, Georges Catlin, que l’on retrouve pour la première fois l’emploi du terme ‘sauvage’ sous la plume de Baudelaire. Ce ‘grand peintre du Sauvage’[3] séjourne en Europe de 1845 à 1848,[4]  et y expose son ‘Musée indien’ – une collection d’environ 500 peintures sur la vie, les mœurs et le paysage des Indiens du Far West de l’Amérique. En plus de ses peintures, Catlin amène avec lui une troupe de douze Indiens dont deux chefs de tribu, leurs femmes, leurs enfants et un magicien qui leur sert de prêtre-médecin. Ainsi, si les peintures de Catlin offrent une représentation artistique des traits moraux des autochtones du Far West de l’Amérique, la troupe de douze personnes sert comme des échantillons, comme des pièces justificatives de sa représentation artistique d’un peuple et sa culture. Et si Baudelaire reste en quelque sorte ambigu et réticent en ce qui concerne les talents de peintre de Catlin (le considérant comme «terrible coloriste» et comme «grand paysagiste»), il n’hésite pas à le présenter comme «le cornac des Sauvages» (Lemaître, 1967, 135).

Les deux chefs indiens, Petit-Loup et Graisse-du-dos-de-buffle, que Baudelaire étudie dans son Salon de 1846 font partie de l’exposition organisée par Catlin à Paris en 1845. Ils font partie également de cette ‘troupe indienne’ que le peintre promène dans les grandes capitales de l’Europe, tel un cirque ambulant. En présentant Catlin comme «le cornac des Sauvages», Baudelaire attire l’attention sur le côté ludique de la tournée de Catlin. Ceci laisse entendre que c’est surtout la prouesse acrobatique de l’Indien qui le frappe le plus et qui justifie la place qu’il occupe dans ce Salon. Quant aux peintures elles- mêmes, Baudelaire y est constamment à la recherche de l’allégorie, à la recherche du sens caché, délicatement suggéré par les couleurs, par le regard ou par la pose des personnages représentés. Il décrit ainsi les pensées esthétiques que les tableaux de Catlin provoquent chez lui de même que les traits moraux de l’Indien qu’ils lui suggèrent: «Monsieur Catlin a supérieurement rendu le caractère fier et libre, et l’expression noble de ces braves gens, la construction de leur tête est parfaitement bien comprise».

Nous rappelons ci-dessus le penchant de Baudelaire pour l’allégorie, pour le sens caché, subtilement suggéré, d’abord pour souligner la subjectivité potentielle de sa critique, mais aussi pour signaler combien il s’éloigne des préoccupations sociologiques et humanitaires dont témoignent un Montaigne ou un Rousseau dans leurs discours sur le ‘bon sauvage.’ Baudelaire ajoute, toujours commentant les peintures de Catlin, que: «par leurs belles attitudes et l’aisance de leurs mouvements, ces Sauvages font comprendre la sculpture antique» (nous soulignons). Ce rapprochement des Indiens (véritables êtres humains en chair et en os) et l’abstraction qu’est «la sculpture antique» est bien révélateur: l’exposition de Catlin sert de tremplin à Baudelaire, lui sert d’un catalyseur qui le transporte «hors de ce monde» en quelque sorte. Par-delà l’Europe de son temps, par-delà ce Far West des États-Unis que représentent Catlin et sa troupe, Baudelaire se voit transposé, spirituellement et comme dans une rêverie, vers l’Antiquité gréco-latine.

L’impression que la peinture et la troupe de Catlin laissent dans son esprit s est si forte que quatorze ans plus tard, parlant des indigènes de l’Afrique du nord, Baudelaire les rapproche toujours des «Sauvages du Nord-Amérique, conduits par le peintre Catlin, qui même dans leur état de déchéance nous faisaient rêver à l’art de Phidias et aux grandeurs homériques» (Baudelaire, 1967, 348-359).[5] À travers sa brève étude de Catlin, à travers sa rencontre, si brève et si passagère qu’elle soit, avec «le cornac et sa troupe», Baudelaire dévoile un des fils conducteurs de sa pensée et de son esthétique des Sauvages en général. Ce «caractère fier» qu’il leur trouve et qui fait son admiration pour ces «êtres sublimes», implique de nombreuses qualités morales, identifiables: dignité dans le comportement, virilité, orgueil et confiance de guerrier, un certain air hautain, intrépide, même dédaigneux. Or, ce sont à peu de choses près, les traits dont ce peuple s’enorgueillit, et qui constituent leur weltanschauung, leur vision du monde, jusqu’à nos jours.[6]

Quatorze ans après les expositions de Catlin, dans son Salon de 1859, Baudelaire trouvera les mêmes traits héroïques des Indiens, les mêmes caractéristiques de l’antiquité classique, chez les Khalifes de l’Afrique du nord, que le peintre français, Eugène Fromentin, peint et décrit dans ses récits de voyage Un Été dans le Sahara et Une année dans le Sahel. Ce qu’il y a de remarquable, c’est que, malgré les différences physiologiques et culturelles qu’il peut y avoir entre les autochtones nord-américains et nord-africains, Baudelaire se représente les Africains de Fromentin de la même manière que les Peaux-Rouges de Catlin:

… il n'est pas difficile de comprendre de quel amour il [Fromentin] aime les noblesses de la vie patriarcale, et avec quel intérêt il contemple ces hommes en qui subsiste encore quelque chose de l'antique héroïsme. Ce n'est pas seulement des étoffes éclatantes et des armes curieusement ouvragées que ses yeux sont épris, mais surtout de cette gravité et de ce dandysme patricien qui caractérisent les chefs des tribus puissantes. Tels nous apparurent, il y a quatorze ans à peu près, ces sauvages du Nord-Amérique, conduits par le peintre Catlin, qui, même dans leur état de déchéance, nous faisaient rêver à l'art de Phidias et aux grandeurs homériques." (Baudelaire, 1967, 358-359)

Là, on ne peut plus rien douter: Baudelaire n'envisage pas le Sauvage de la même façon que Rousseau, Bougainville, Montesquieu ou Voltaire dans un contexte sociologique ou anthropologue quelconque. «Construction noble», «braves gens», «héroïsme antique», «grandeurs homériques»; aucun des voyageurs ou des philosophes du XVIIIe siècle ne conçoit le ‘Sauvage' (qu'ils le jugent «bon» ou «mauvais») comme l'expression ou la quintessence de la beauté antique. Contrairement à ses prédécesseurs ci-nommés, Baudelaire n'envisage le Sauvage que dans le contexte de l'opposition primitivité-civilisation, pureté native-décadence, ainsi que nous le verrons bientôt.

Dès ses premières études critiques (c'est-à-dire, depuis 1846) Baudelaire témoigne d'une prédilection, d'une obsession peut-être, pour la ‘beauté antique,' une beauté primordiale, idéale parce que supposée conforme à l'état originel de l'homme. Cet indéfinissable «homme primordial» se rapproche en quelque sorte du Sauvage de Baudelaire, perçu avant tout dans son originalité et dans son intimité avec la Nature, donc dans sa «primitivité». Il s'en distingue pourtant, parce que ce Sauvage ne connaît pas de bornes géographiques quelconques, ni ne s'associe à aucune race ou région géographique particulière. Le Sauvage baudelairien incarne toute la noblesse, toute la grandeur et tout l'héroïsme dont l'imaginaire du poète peut douer l'Homme. Il est donc impossible de le circonscrire dans un pays ou une culture quelconque: le «Far West» de l'Amérique ou le «Far South» de Tahiti, l'Afrique du Nord ou même la Grèce antique. Le Sauvage de Baudelaire est en fin de compte une abstraction, et ne se retrouve jamais nulle part. C'est une création du rêve poétique, de la nostalgie d'un paradis terrestre mythique, supposé perdu il y a bien longtemps. Dans les écrits de Baudelaire, l'homme primordial s'identifie souvent aux personnages historiques de l'Antiquité gréco-romaine: Jules César, Alcibiade, Brutus, Caton.

L'idée d'une beauté exquise primitive, inconnue à l'époque moderne, étroitement associée au mythe du paradis perdu, est donc solidement ancrée dans l'esthétique artistique et poétique de Baudelaire. Cette idée nourrit non seulement sa conception du Sauvage et son idéalisation de l'Indien du Far West de l'Amérique, elle inspire également la poésie de Baudelaire, surtout le poème V des Fleurs du mal dont l'incipit sert de titre: «J'aime le souvenir de ces époques nues». D'après Claude Pichois, «on datera cette pièce d'entre 1842 (retour du voyage) et 1845». Ce poème est donc chronologiquement très proche du poème «Parfum exotique» et du Salon de 1846, où se trouve l'étude de George Catlin. Claude Pichois affirme également, parlant de la thématique du poème, que Baudelaire y fait «l'éloge de l'âge d'or et de l'humanité de cette époque lointaine» dans la première strophe; et que, dans les deuxième et troisième strophes, il déplore l'époque moderne et surtout le sort du poète contemporain condamné à ne retrouver autour de lui que les «monstruosités», les «ridicules troncs», les «pauvres corps tordus, maigres, ventrus» des hommes et des femmes de cette époque moderne (Pichois, 1975, 848, 847).

Relisons la première strophe de ce poème et remarquons la profusion des éloges de la beauté antique, qui, à l'époque contemporaine, s'est réfugiée dans les chefs des tribus puissantes des peuples sauvages.

J'aime le souvenir de ces époques nues,
Dont Phébus se plaisait à dorer les statues.
Alors, l'homme et la femme en leur agilité
Jouissaient sans mensonge et sans anxiété
Et, le ciel amoureux leur caressant l’échine,
Exerçaient la santé de leur noble machine.
L'homme, élégant, robuste et fort, avait le droit
D'être fier des beautés qui le nommaient leur roi!
Fruits purs de tout outrage et vierges de gerçures
Dont la chair lisse et ferme appelaient les morsures
(1-14, nous soulignons)

Ces vers corroborent la représentation baudelairienne de la population des pays tropicaux que le poète a connus au cours de son périple de 1841-42, que l'on retrouve dans le poème «Parfum exotique». Ce sont des pays où «…la nature donne / Des arbres singuliers et des fruits savoureux / Des hommes dont le corps est mince et vigoureux / Et des femmes, dont l'œil par la franchise étonne…» (5-8).[7] Sur le sujet du Sauvage, la création littéraire et l'œuvre critique de Baudelaire s'accordent et se complètent l'une et l'autre. Non seulement le poète-critique dresse-t-il le même portrait moral des Indiens de l'Amérique, des Khalifes de l'Afrique du nord comme des indigènes des Îles subtropicales de l'Océan indien, mais aussi il les rapproche tous de «ces époques nues», sources primordiales de la «beauté antique».

Ainsi, dans son Salon de 1846, ouvrage contemporain au poème ci-dessus, en parlant du séjour qu'Eugène Delacroix a effectué au Maroc de janvier à juin 1832, et des Marocains qu'il y a connus et qu'il représentera dans sa peinture ultérieure, Baudelaire révèle non seulement les éléments constitutifs de cette «beauté antique», mais surtout ses origines:

Un voyage au Maroc laissa dans son esprit [d'Eugène Delacroix], à ce qu'il semble, une impression profonde. Là il put à loisir étudier l'homme et la femme dans l'indépendance et l'originalité native de leurs mouvements, et comprendre la beauté antique par l'aspect d'une race pure de toute mésalliance et ornée de sa santé et du libre développement de ses muscles». (1961, 114-115; nous soulignons)

Cet avis de Baudelaire semble inspiré des écrits de Delacroix lui-même ou du moins corroboré par ceux-ci; il dit ceci de la population marocaine: «Un gredin qui raccommode une empeigne pour quelques sous a l'habit et la tournure de Brutus ou de Caton d'Utique».[8] Le concept baudelairien du Sauvage naît donc d'une forme d'exotisme passéiste érigé en une esthétique et en une philosophique morale. Il en résulte que, doué gratuitement des traits physiques et moraux des héros de l'antiquité gréco-latine, tout «Sauvage», de tout lieu et de toute époque, est supérieur à tout homme «non-sauvage», bref, à tout homme-moderne.

Ainsi, dans Le Peintre de la vie moderne, qui ne paraît qu'en 1863, Baudelaire chante toujours la «noblesse primitive» de ces races que notre civilisation, confuse et pervertie, traite volontiers de «Sauvage» (1962, 491). Il s'en prend donc ici à la civilisation occidentale, elle-même décadente et «confuse», pour s'être arrogé le droit de nommer «sauvages» d'autres races ou civilisations humaines. Ailleurs, tout en identifiant le Sauvage au Dandy, il s'attarde encore sur son admiration pour celui-là, en affirmant que «…rien n'empêche de supposer que les tribus que nous nommons sauvages soient les débris de grandes civilisations disparues» (1961, 485). Ici, on retrouve comme l'écho de ce culte du passé du poème «J'aime le souvenir…», selon lequel, plus on remonte dans le passé lointain et plus on se rapproche des sources primordiales de la beauté idéale et de la grandeur humaine. La primitivité ou la sauvagerie que Baudelaire trouve aux personnages de son monde exotique, ne constitue nullement une qualité négative ou méprisable.

Et dans ses Notes nouvelles sur Edgar Poe, Baudelaire offre l'argument le plus cohérent, le plus soutenu, en défense de la supériorité de «l'homme sauvage» par rapport à «l'homme civilisé»:

L'homme civilisé invente la philosophie du progrès pour se consoler de son abdication et de sa déchéance, cependant que l'homme sauvage, époux redouté et respecté, guerrier contraint à la bravoure personnelle, poète aux heures mélancoliques où le soleil déclinant invite à chanter le passé et les ancêtres, rase de plus près la lisière de l'idéal. Quelle lacune oserons-nous lui reprocher? Il a le prêtre, il a le sorcier et le médecin. Que dis-je? Il a le dandy, suprême incarnation de l'idée du beau transporté dans la vie matérielle, celui qui dicte la forme et règle les manières… Comparerons-nous nos yeux paresseux et nos oreilles assourdies à ces yeux qui percent la brume, à ces oreilles qui entendraient l'herbe qui pousse?" (1962, 626-627).

On remarque ici que «l'homme sauvage» de Baudelaire ne correspond pas nécessairement à celui que Montaigne a conçu au chapitre I, 31 de ses Essais, celui qui vit ‘naturellement' et qui baigne dans l'intimité d'une Nature bienveillante. Il est également bien loin de l'homme des cavernes que Voltaire imaginait toujours marcher «à quatre pattes». Le Sauvage de Baudelaire joint à son intimité avec la Nature et à sa supposée naïveté enfantine, une intelligence et une spiritualité évoluées qui en font à la fois un poète, un prêtre et un dandy. Encore une fois, les Notes nouvelles sur Edgar Poe apportent un plus ample éclairage sur la pensée et l'esthétique baudelairiennes du Sauvage:

"Que celui-ci [Jean-Jacques Rousseau] eut raison contre l'animal dépravé,[9] cela est incontestable; mais l' animal dépravé a le droit de lui reprocher d'invoquer la simple nature. La nature ne fait que des monstres, et toute la question est de s'entendre sur le mot, sauvages. Nul philosophe n'osera proposer pour modèles ces malheureuses hordes pourries, victimes des éléments, pâture des bêtes, aussi incapables de fabriquer des armes que de concevoir l'idée d'un pouvoir spirituel et suprême. Mais, si l'on veut comparer l'homme moderne, l'homme civilisé, avec l'homme sauvage, ou plutôt une nation civilisée avec une nation dite sauvage, c'est-à-dire privée de toutes les ingénieuses inventions qui dispensent l'individu d'héroïsme, qui ne voit que tout l'honneur est pour le sauvage?" (sic, 1962, 626)

On dirait qu'à travers ce texte qui date de 1859, Baudelaire évoque toujours son poème «J'aime le souvenir de ces époques nues», composé aux environs de 1845 et dont nous avons parlé plus tôt. Il conclut ces réflexionsen ajoutant que «Par sa nature, par nécessité même, [l'homme sauvage] est encyclopédique, tandis que l'homme civilisé se trouve confiné dans les régions infiniment petites de la spécialité» (1962, 626). Ce qui fait donc l'admiration de Baudelaire pour le Sauvage - représenté par les Indiens de la troupe de Catlin - c'est que, contraint par nécessité à se suffire à lui-même, sans l'aide de la technologie - il est obligé de se connaître en tout, de s'exercer à tous les métiers nécessaires à sa survie matérielle et spirituelle. Guerrier, fermier et chasseur, poète et prêtre, il ne peut pas ne pas être «encyclopédique».

Baudelaire affirme dans la citation ci-dessus que l'Homme sauvage «a le dandy». Nous dirons plus: que le sauvage est un dandy. Car, l'un comme l'autre est, aux yeux de Baudelaire, la «suprême incarnation de l'idée du beau transporté dans la vie matérielle». Ainsi, le dandy est un sauvage et le sauvage est un dandy. Et en assimilant le Sauvage au Dandy, Baudelaire universalise le concept du Sauvage et ouvre l'accès à «la beauté antique» à toute race, à tout âge et à tout lieu. Il lui arrive aussi d'attribuer les qualités du dandy-sauvage à quelques-uns de ses contemporains les plus admirés: Delacroix, Edgar Poe, Fromentin. Du même coup, en universalisant le dandy-sauvage, il rapproche des peuples aussi divers que les Indiens du Far West des États-Unis, les autochtones de l'Amérique du sud, ceux de l'Afrique du Nord et les Princes hindous de l'Inde orientale. Le Sauvage baudelairien n'a ni âge, ni patrie. Delacroix, dandy, sauvage, artiste, lui rappelle les Indiens sud-américains, qu'il n'a connus que dans l'imaginaire:

"Il y avait dans Eugène Delacroix beaucoup du Sauvage, c'est là la plus précieuse partie de son âme… Je vous ai dit que c'était surtout la partie naturelle de l'âme de Delacroix qui … frappait l'observateur attentif… Le caractère physique même de sa physionomie, son teint de Péruvien ou de Malais … toute sa personne enfin suggérait l'idée d'une origine exotique. Il m'est arrivé plus d'une fois, en le regardant, de rêver des anciens souverains du Mexique, de ce Montezuma … Ou bien de quelqu'un de ces princes hindous qui, dans les splendeurs des plus glorieuses fêtes, portent au fond de leurs yeux une sorte d'avidité insatisfaite et une nostalgie inexplicable, quelque chose comme le souvenir et le regret de choses non-connues." (1962, 438-40)

Le texte ci-dessus peut servir d'exemple d'un certain vagabondage spirituel cher à Baudelaire, qui dans ce cas, fait voguer l'esprit du poète à la fois à travers le temps et l'espace, ramassant, en cours de route pour ainsi dire, et tout en rapprochant l'Amérique du sud et l'Extrême-Orient, les pratiques religieuses hindoues et les histoires fabuleuses du Mexique du XVe siècle, un peintre français contemporain et un roi mexicain d'il y avait quatre siècles. Le sauvage baudelairien n'a donc ni patrie, ni ethnie, ni condition sociale, ni âge. Il n'a aucune identité spécifique. Car, en effet, c'est une abstraction, une fiction de l'imagination d'un poète maudit, dégoûté de la réalité et toujours en quête d'un Idéal insaisissable. Baudelaire trouverait une place bien méritée parmi les «âmes agitées par un futur incertain» qui, selon Jany Boulanger, trouvent dans le rêve du Bon Sauvage, un havre de paix et de bonheur, ainsi que nous avons vu ci-haut.

La notion du Sauvage parsème toute l'œuvre de Baudelaire du Salon de 1846 aux Notes nouvelles sur Edgar Poe de 1863, en passant par le Salon de 1859. Elle perce dans presque toute sa critique d'artistes tels George Catlin, Eugène Fromentin et Eugène Delacroix, au point où l'on peut parler d'une véritable obsession. Ainsi, l'exposition de George Catlin et sa troupe d'Indiens du Far West de l'Amérique ne servent que de tremplin, de point de départ pour un pays de rêves, peuplé de ses Sauvages-Dandy aux traits physiques et moraux idéalisés et fantastiques - pays qui fait contrepoint à la France de son temps et au monde réel tout court. Car, cette «originalité native», cette «grandeur» et cette «aristocratie» spirituelles, ce «dandysme patriarcal» qu'il recherche incessamment avec tant de zèle, témoignent de la déception, voire, du désarroi d'un poète horrifié par les «monstruosités» physiologiques et morales de sa société et de son époque «modernes». La citation ci-dessous, extraite des Journaux intimes de Baudelaire, renferme une pensée, simple mais fondamentale, qui expliquerait l'admiration de ce poète pour tout «Sauvage», y compris les autochtones du Far West des États-Unis:

Peuples nomades, pasteurs, chasseurs, agricoles et mêmes anthropophages, tous peuvent être supérieurs, par l'énergie, par la dignité personnelle, à nos races d'Occident». (nous soulignons)[10]


Notes

[1]  Le présent article est une version revue et raccourcie du Chapitre «Baudelaire et la hantise du sauvage» de mon étude Visions de l’Afrique dans l’œuvre de Baudelaire, Yaoundé: Éditions CLÉ, 1980.

[2] «Bon Sauvage, un article de Wikipédia, l’encyclopédie libre». http//fr.wikipedia.org/wiki/Mythe du bon sauvage.

[3]  L'expression est d'Henri Lemaître. Voir son édition des Curiosités esthétiques de Baudelaire (Paris: Garnier Frères, 1962), p. 492, note en bas de page. Toute autre référence aux Curiosités esthétiques renvoie à cette édition.

[4]  Voir Robert Beteem, “George Catlin in France: His Relationship to Delacroix and Baudelaire,” Art Quarterly, 24 (1961), p. 129; et Jean Giraud, “George Catlin, le ‘cornac des sauvages’ et Charles Baudelaire,” Mercure de France, 1076 (1914), p. 875-882.

[5]  Dans son édition des Fleurs du mal, Antoine Adam nous rappelle que le retour à l’antiquité gréco-latine était à la base de l’esthétique romantique dont Baudelaire a hérité.

[6]  D’après un document officiel produit en juin 1996 par une Assemblée d’Autochtones tenue au Colorado, la ‘sagesse des Aînés’ se résume dans les ‘sept philosophies des Autochtones Nord-Américains.’ Ce qui frappe surtout dans ces ‘sept philosophies’ c’est l’importance accordée à la dignité dans le comportement, au respect des Ancêtres, à la vénération de la Terre-Mère, au culte du Grand Esprit, au service à la communauté, au fidèle entretien de la machine humaine, etc. Voir: Native Americans Online http:/www.native-americans-online.com/native-american-seven-philosophies.html

[7]  "Parfum exotique", poème XXII des Fleurs du mal. Les vers soulignés renforcent le portrait physique de l'homme primitif. Et le lecteur attentif peut remarquer, en passant, la représentation de la femme primitive à travers des métaphores des fruits comestibles.

[8]  Correspondance de Delacroix, citée par Antoine Adam, 1961,. 114, note en bas de page.

[9]  Baudelaire fait ici allusion à la fameuse phrase de Rousseau, à savoir: que «l’Homme qui médite est un animal dépravé».

[10]  Baudelaire, Journaux intimes, édition critique par Jacques Crépet et Georges Blin (Paris: José Corti, 1949), p. 87.


Bibliographie

Baudelaire, Charles. Curiosités esthétiques, L'Art romantique et autres œuvres critiques, Éditions Henry Lemaître, Paris: Garnier Frères, 1962.

Baudelaire, Charles. Les Fleurs du mal, Éditions Antoine Adam, Paris: Garnier Frères, 1961.

Baudelaire, Charles. Œuvres complètes, I, Texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois, Paris: Gallimard, 1975.

Baudelaire, Charles. Journaux intimes, Éditions Jacques Crépet et George Blin, Paris: José Corti, 1949.

Beteem, Robert. «George Catlin in France : His Relationship to Delacroix and Baudelaire», Art Quarterly, 24 (1961), 129-145.

Boulanger, Jany. “Le Mythe du bon Sauvage”, Cégep du Vieux Montréal, http://www.cvm.qc.ca/encephi/Syllabus/Litterature/18e/bonsauvage.htm

Girard, Jean. «George Catlin, le ‘cornac des Sauvages' et Charles Baudelaire», Mercure de France, 1076(1914), 875-882.

Native Americans Online. «Native Americans' Seven Philosophies»,
http://www.native-americans-online.com/native-americans-seven-philosophies.html

Nnadi, Joseph. Visions de l'Afrique dans l'œuvre de Baudelaire, Yaoundé (Cameroun): Éditions CLÉ, 1980.

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