Pouvoir du langage: langage littéraire, langage
filmique
par
Maria Cotroneo, Université Laval
La littérature et le cinéma sont deux formes
d’arts indépendants qui exercent une
influence majeure sur la société contemporaine. La relation entre
ces deux formes artistiques a
toujours été ambigüe et problématique à cause
de deux opinions contradictoires portant sur le
rapport entre le film et la littérature. Au cours des dernières
décennies, certaines études ont tenté
d’établir des équivalences totales entre les deux formes
d’art. D’autres études ont tenté de les
opposer complètement et ont essayé de distinguer le septième
art, c’est-à-dire le cinéma, des
autres arts. Pourtant, le rapport entre le cinéma et la littérature
ne devrait pas être perçu comme
étant problématique puisque cette comparaison entre la littérature
et le cinéma ne dissimule pas
la singularité propre à chaque forme d’art, mais par contre,
l’accentue. Autrement dit, la relation
entre le cinéma et la littérature permet à chaque forme
artistique de s’établir comme art
indépendant ainsi que de se développer par rapport à l’autre.
Cette relation devient
particulièrement évidente avec la profusion d’adaptations
cinématographiques qui, de nos jours,
se jouent de plus en plus sur le grand écran. Cet article portera sur
la relation entre la littérature et
le cinéma et, de manière particulière, sur les enjeux de
l’adaptation cinématographique. Afin
d’illustrer quelques uns des enjeux de l’adaptation, je prendrai
comme exemple le roman Être
sans destin d’Imre Kertesz et je ferai voir, à l’aide de quelques
exemples, comment il se rejoue
sur le plan cinématographique. Le roman Être sans destin a été récompensé par
le prix Nobel en
littérature en 2002. Le film, réalisé par Lajos Koltai,
a également reconnu un succès indéniable.
Ce film raconte l’histoire de la déportation et de l’incarcération
dans les camps nazis d’un jeune
adolescent d’origine juif lors de la deuxième guerre mondiale. Ce
qui a fait de ce roman un chef
d’oeuvre, c’est sa capacité à raconter l’expérience
concentrationnaire d’une manière unique.
Reposant sur un air ironique et presque humoristique, ce récit dépasse
les normes
conventionnelles du récit portant sur la shoah. Le roman est narré par
la voix d’un adolescent
naïf chez lequel le ton ironique et indifférent est fort omniprésent
pendant tout le récit.
La shoah, étant un événement qui dépasse le cadre
de la réalité commune, a souvent été
décrite comme indicible par les critiques et par les témoins eux-mêmes.
La notion d’indicible
concerne la difficulté ou les limites du dire d’une expérience-limite
comme celle du génocide
nazi. Alain Parrau évoque la nature indicible de la shoah en disant que: « L’univers
concentrationnaire est donc, immédiatement, éclipse de la parole,
soit par la destruction totale de
la faculté de parler elle-même, soit par un isolement linguistique
qui réduit la parole à
l’impuissance » (187). L’indicible réfère à l’incapacité de
l’individu à dépeindre l’atrocité des
camps de concentration à l’aide de son système linguistique.
Pourtant, les tentatives de dire
l’expérience concentrationnaire à travers la littérature
ou le cinéma ont été nombreuses. Je
propose d’analyser le langage littéraire et le langage filmique
qui tentent de rendre compte de
l’événement dans Être sans destin. D’ailleurs,
cette étude comparative du film au texte littéraire
permettra de rendre compte du pouvoir du langage en littérature et au
cinéma. La première
partie de cet article offre un cadre général plus théorique
des enjeux et des concepts reliés au
langage filmique et littéraire ainsi qu’à l’adaptation
cinématographique. La deuxième partie, plus
pratique, illustrera à l’aide de quelques exemples, les effets de
la transposition du roman Être
sans destin à l’écran.
Tout d’abord, cette première partie décrira les caractéristiques
principales du langage
littéraire et filmique ainsi que les éléments fondamentaux
de l’adaptation cinématographique.
Étudier le langage littéraire et le langage filmique permet d’identifier
ce que ces deux formes
d’art partagent ainsi que ce qu’elles ne partagent pas. D’ailleurs,
cette étude permettra de cerner
les traits spécifiques propres à chaque moyen d’expression
artistique. Premièrement, il faut noter
que le point d’intersection de ces deux arts médiatiques repose
sur la valeur du récit. En effet,
plusieurs outils conceptuels utilisés pour l’analyse filmique se
sont constitués d’emprunts divers
faits à la narratologie. La narration dans le film est prise en charge
par l’image et par le véhicule
linguistique, contrairement au langage littéraire qui est essentiellement
un langage écrit composé
par des signes linguistiques. La plus grande différence entre ces deux
modes de narration est la
présence de l’image dans le cinéma qui situe l’action
dans le présent. Dans la préface de L’Année
dernière à Marienbad, Alain Robbe-Grillet souligne cette caractéristique
unique de la narration
dans le film:
La caractéristique essentielle de l’image est sa présence.
Alors que la littérature dispose
de toute une gamme de temps grammaticaux, qui permet de situer les événements
les uns
par rapport aux autres, on peut dire que, sur l’image, les verbes sont
toujours au présent :
de toute évidence, ce que l’on voit sur l’écran est
en train de se passer, c’est le geste
même que l’on nous donne, et non pas un rapport sur lui (15).
Ainsi, l’image devient une technique cinématographique propre à l’adaptation
qui supprime toute
chronologie et tout narrateur dans le récit.
La problématique qui s’ajoute à cette adaptation particulière à trait à son
contenu.
L’expérience de la shoah a souvent été nommée
indicible à cause du contenu de l’expérience
tragique reliée à l’événement concentrationnaire.
Comme la littérature éprouve de la difficulté à
mettre en mots une telle expérience, de même il serait difficile
de la mettre en images.
Nonobstant cette difficulté, plusieurs cinéastes comme Claude Lanzmann
(Shoah) et Steven
Spielberg (Schindler’s List) ont quand même réalisé des
films à succès.
Afin de démonter la particularité des deux langages (langage littéraire
et langage
filmique), je prendrai comme exemple une oeuvre littéraire, Être
sans destin, et je ferai voir
comment elle se rejoue sur le plan cinématographique. L’adaptation
constitue une partie
importante de la théorie du cinéma. Il faut souligner que la transposition
du langage littéraire à
l’écran pose un certain nombre de problèmes spécifiques.
Les mutations et les changements sont
inévitables au moment où l’on abandonne le régime
linguistique pour le régime visuel. En effet,
le mot «adapter» signifie «changer» ou «transposer».
Ainsi, même l’adaptation la plus
respectueuse d’une oeuvre littéraire entraîne des changements.
Une bonne adaptation donc, n’est
pas une traduction parfaite du texte littéraire. Une adaptation réussie
rend l’essence et l’esprit de
l’oeuvre et la vision de l’auteur. Certaines questions formelles
se posent lorsqu’on transpose un
roman à l’écran. Quelles sont les effets de la transposition
du langage littéraire au langage
filmique? Quelles sont les contraintes que pose l’adaptation cinématographique
du roman Être
sans destin? La transposition à l’écran de ce roman transforme-t-elle
le texte littéraire?
Dans cette deuxième partie, il s’agit de répondre à ces
questions en faisant une analyse de
l’adaptation cinématographique du roman Être sans destin.Cette
analyse ne se veut pas
exhaustive, mais s’offre comme une introduction aux multiples effets de
la transposition d’un
discours littéraire au discours filmique. Le film de Lajos Koltai garde
les traits d’ensemble du
roman, c’est-à-dire l’intrigue, l’action, les thèmes,
les personnages principaux et les conventions
stylistiques. Pourtant, certains changements, particulièrement dans les
détails, ont été nécessaires
à la transposition du roman à l’écran. Prenons comme
point de départ l’instance du narrateur et le
point de vue de celui-ci. Le film commence avec une narration en voice-over qui
le situe
clairement dans une narration en première personne comme dans le roman.
D’autres appareils
cinématographiques comme la position de la caméra, montrent que
les événements sont donnés
par le point de vue du personnage principal qui les a vécus. La voix du
narrateur Gyurka est
présente tout à travers le film. Bien que la voix narrative reste
semblable au roman, il est
possible de noter des modifications. Plusieurs récits à la première
personne sont remplacés dans
le film par des métaphores visuelles. L’image permet de faire jouer
en même temps la narration
et la description littéraire contrairement au roman qui doit séparer
l’action de la description.
Silvie Rollet avance cette même idée en disant que « l’image
cinématographique, elle, désigne,
décrit et raconte en même temps » (43). Un exemple de cette
transformation de la voix narrative
en métaphore visuelle se voit avec la présence de l’étoile
jaune. A plusieurs reprises dans le
roman, Gyurka parle de l’étoile jaune que lui et les autres juifs
devaient porter sur l’épaule
comme symbole de leur ethnicité. Dans le film, ces discours ne prennent
pas place. Décrivant le
magasin de sport qui se trouve près de chez lui, Gyurka raconte avec naïveté l’histoire
des
étoiles jaunes.
Ces derniers temps, on peut y trouver des étoiles
jaunes fabrication maison, parce que,
bien sûr, il y a une grave pénurie d’étoffe jaune en
ce moment. (En ce qui me
concerne, ma belle-mère s’en est occupée à temps.)
Si je ne m’abuse, leur trouvaille
consiste à tendre le tissu sur une feuille de carton, c’est plus
joli comme ca, et puis les
branches ne sont pas aussi ridiculement mal découpés que sur les étoiles
que
certaine personnes se sont faites elle-même. J’ai remarqué qu’ils
s’étaient décoré la
poitrine avec leur propre article. Et c’était comme s’ils
ne la portaient que pour en
donner envie aux clients » (Kertesz 17).
Il est évident par cette citation que Gyurka possède un ton assez
naïf et presque humoristique en
parlant de cette étoile jaune comme étant quelque chose qui pourrait être
jolie et assez
prestigieuse. Cette naïveté et cette ironie ne sont pas ressenties
dans le film parce que l’étoile
jaune est représentée par des images et non pas par un discours
subjectif du personnage principal.
Ce premier exemple veut mettre en évidence le fait que l’ironie
et la naïveté qui décrit le
discours de Gyurka dans le roman est essentiellement perdu dans la traduction,
voire la
transposition d’un langage littéraire à un langage filmique.
Ensuite,
il est aussi possible de remarquer quelques scènes qui ont été ajoutées à la
version filmique. Ces ajouts et suppressions de scènes modifient légèrement
la représentation de
l’histoire et ainsi sa signification. Silvie Rollet, en analysant les contraintes
spécifiques du
langage cinématographique, affirme que la transposition résulte
souvent en une modification du
sens. « Le film, en raison de ses contraintes spécifiques, doit
souvent modifier la perspective
narrative du texte : cela a alors pour résultat un remaniement de l’information
narrative. Le
changement dans la focalisation entraîne, par exemple, l’addition
ou la suppression de scènes.
Or, ces transformations touchent évidemment à la signification
même du texte initial » (17). Une
scène particulière qui a été ajoutée au film
se déroule lors de la déportation des juifs aux camps
nazis. Dans cette scène de déportation, qui consiste seulement
d’images et de bruits divers,
Gyurka se prépare à prendre la route vers Auschwitz. En attendant
le passage d’un tramway,
Gyurka remarque que plusieurs personnes échappent et que le policier fait
semblant de ne rien
voir. Le policier dirige vers Gyurka un regard secret et désinvolte. Ce
regard est un geste
approbateur pour Gyurka de s’en échapper également. Cependant,
Gyurka ne profite pas de cette
occasion. Ce qui est important de souligner est l’effet de la traduction
du discours littéraire aux
images filmiques. Le regard du policier ne communique pas le même message
que le discours de
Gyurka dans le roman. Gyurka exprime:
Nous fûmes obligés de nous arrêter net pour le (le tramway)
laisser passer – et
pendant ce court instant, mon attention fut attirée par l’éclair
soudain d’un vêtement
jaune, devant, dans la poussière, le bruit et les nouées de gaz
d’échappement: c’était le
Voyageur. Un seul bond, et déjà il avait disparu quelque part sur
le côté, dans le
tourbillon des gens et des voitures. […] Moi aussi, j’ai regardé autour
de moi, mais
plutôt par jeu, pour ainsi dire – parce que je ne voyais pas de raison
particulière de
prendre la poudre d’escampette – et je crois que j’en aurais
même eu le temps: mais bon
le sentiment de respect s’est avéré le plus fort en moi » (Kertesz
79)
C’est ce regard, voire cette «image» qui fait du film une expression
artistique particulière
et une partie intégrante du langage filmique. Encore une fois, la naïveté de
Gyurka qui sous-tend
le roman, n’est pas présentée de la même manière
dans le film. Dans le roman, Gyurka exprime
qu’il ne voyait pas de raison d’échapper comme le faisaient
les autres. Ce commentaire souligne
l’innocence du jeune adolescent qui continue à ignorer la situation
de menace dans laquelle il se
trouve. Ce discours ne prend pas place dans le film et se traduit en silence
sur le plan
cinématographique. Le silence, bien qu’il puisse s’interpréter
de plusieurs manières, est loin de
traduire la naïveté de Gyurka qui est central à l’oeuvre
littéraire.
Finalement, les jeux de sons et de lumières est un autre aspect esthétique
de l’art du
cinéma assez particulier. Les sons, et en particulier la musique, dans
le film Être sans destin met
en scène une atmosphère assez sombre et mélancolique. Silvie
Rollet reconnaît la valeur de la
musique dans le film comme étant complémentaire aux images qui
se présentent sur l’écran. Elle
exprime : « La musique joue un rôle de commentaire par rapport au
récit iconique dont elle
souligne les articulations, les contenus diégétiques… » (33).
Si l’on considère le film Être sans
destin, on voit que les images du film sont présentées en sépia.
L’image sépia consiste à donner
des tons ocre pour donner l’aspect d’un film ancien, vu que le film
se passe lors de la deuxième
guerre mondiale. De l’autre part, ce teint jaune représente l’obscurité,
la mélancolie et les
souffrances des victimes lors de l’expérience effroyable de la shoah.
Nonobstant ces effets
esthétiques soulignant le sujet macabre de la shoah, ce film, comparablement à d’autres
films de
la shoah, est assez moins expressif en ce qui concerne l’aspect grossier
et barbare de l’événement
concentrationnaire. Les images sont moins grotesques, les sons et la musique
sont moins
horrifiques, et l’éclairage des images, bien que présenté en
sépia, est quand même plus vif que le
film ordinaire portant sur la shoah. L’aspect restreint de la grossièreté et
de l’horreur est
conforme au point de vue naïf de l’adolescent.
Pour conclure, ces quelques exemples présentés
dans la deuxième partie, permettent
d’affirmer que le film et le roman ne présentent pas le récit
de manière identique. Le film
n’assume pas de la même façon ce que l’écriture
littéraire de Kertesz a de si singulier, c’est-àdire
cette ironie et cette naïveté exagérée qui domine le
récit. Dans le film l’ironie et la naïveté
du narrateur sont moins omniprésentes que dans le roman. Nonobstant les
différences sur le plan
littéraire et sur le plan cinématographique, les deux formes artistiques
réussissent quand même
de leur propre manière à représenter la qualité d’une
réalité inimaginable de l’adolescent qui a
vécu les camps concentrationnaires. Ainsi, l’adaptation du roman à l’écran
reste quand même
fidèle à l’essence de l’oeuvre originale, bien que
l’oeuvre littéraire souligne avec plus d’emphase
le ton ironique qui structure le roman.
L’interaction entre ces deux systèmes d’expression, c’est-à-dire,
le langage des mots et le
langage des images, permet de mieux comprendre ce que chaque art a de spécifique.
Pour parler
de la shoah, pour la rendre dicible, il semble que l’art littéraire
et l’art du cinéma sont des
médiations très efficaces. La littérature et le cinéma
permettent de dire l’effroyable par des jeux
esthétiques qui ne minent pas la nature horrifique de l’événement,
mais qui par contre la rend
plus abordable. Enfin, cette étude comparative du film au texte littéraire
ne visait pas à favoriser
une seule forme d’expression artistique, mais de rendre compte des différences
qui existent entre
les deux ainsi que de rendre compte doublement du pouvoir du langage en littérature
et au
cinéma.
Works Cited
Kertesz, Imre. Être sans destin. Paris: Actes Sud, 1998.
Parrau, Alain. Écrire les camps.
Paris : Belin, 1995.
Robbe-Grillet, Alain. L’année dernière à Marienbad.
Paris : Minuit, 1961.
Rollet, Silvie. Enseigner la littérature avec le cinéma. Paris
: Éditions Nathan, 1996.
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