LCMND E-Journal v. 2009/2: Pouvoir du langage: langage littéraire, langage filmique / Maria Cotroneo, Université Laval
Linguistic Circle of Manitoba & North Dakota (LCMND)
LCMND e-JOURNAL v. 2009/2

Pouvoir du langage: langage littéraire, langage filmique

par
Maria Cotroneo, Université Laval


La littérature et le cinéma sont deux formes d’arts indépendants qui exercent une influence majeure sur la société contemporaine. La relation entre ces deux formes artistiques a toujours été ambigüe et problématique à cause de deux opinions contradictoires portant sur le rapport entre le film et la littérature. Au cours des dernières décennies, certaines études ont tenté d’établir des équivalences totales entre les deux formes d’art. D’autres études ont tenté de les opposer complètement et ont essayé de distinguer le septième art, c’est-à-dire le cinéma, des autres arts. Pourtant, le rapport entre le cinéma et la littérature ne devrait pas être perçu comme étant problématique puisque cette comparaison entre la littérature et le cinéma ne dissimule pas la singularité propre à chaque forme d’art, mais par contre, l’accentue. Autrement dit, la relation entre le cinéma et la littérature permet à chaque forme artistique de s’établir comme art indépendant ainsi que de se développer par rapport à l’autre. Cette relation devient particulièrement évidente avec la profusion d’adaptations cinématographiques qui, de nos jours, se jouent de plus en plus sur le grand écran. Cet article portera sur la relation entre la littérature et le cinéma et, de manière particulière, sur les enjeux de l’adaptation cinématographique. Afin d’illustrer quelques uns des enjeux de l’adaptation, je prendrai comme exemple le roman Être sans destin d’Imre Kertesz et je ferai voir, à l’aide de quelques exemples, comment il se rejoue sur le plan cinématographique. Le roman Être sans destin a été récompensé par le prix Nobel en littérature en 2002. Le film, réalisé par Lajos Koltai, a également reconnu un succès indéniable. Ce film raconte l’histoire de la déportation et de l’incarcération dans les camps nazis d’un jeune adolescent d’origine juif lors de la deuxième guerre mondiale. Ce qui a fait de ce roman un chef d’oeuvre, c’est sa capacité à raconter l’expérience concentrationnaire d’une manière unique. Reposant sur un air ironique et presque humoristique, ce récit dépasse les normes conventionnelles du récit portant sur la shoah. Le roman est narré par la voix d’un adolescent naïf chez lequel le ton ironique et indifférent est fort omniprésent pendant tout le récit.

La shoah, étant un événement qui dépasse le cadre de la réalité commune, a souvent été décrite comme indicible par les critiques et par les témoins eux-mêmes. La notion d’indicible concerne la difficulté ou les limites du dire d’une expérience-limite comme celle du génocide nazi. Alain Parrau évoque la nature indicible de la shoah en disant que: « L’univers concentrationnaire est donc, immédiatement, éclipse de la parole, soit par la destruction totale de la faculté de parler elle-même, soit par un isolement linguistique qui réduit la parole à l’impuissance » (187). L’indicible réfère à l’incapacité de l’individu à dépeindre l’atrocité des camps de concentration à l’aide de son système linguistique. Pourtant, les tentatives de dire l’expérience concentrationnaire à travers la littérature ou le cinéma ont été nombreuses. Je propose d’analyser le langage littéraire et le langage filmique qui tentent de rendre compte de l’événement dans Être sans destin. D’ailleurs, cette étude comparative du film au texte littéraire permettra de rendre compte du pouvoir du langage en littérature et au cinéma. La première partie de cet article offre un cadre général plus théorique des enjeux et des concepts reliés au langage filmique et littéraire ainsi qu’à l’adaptation cinématographique. La deuxième partie, plus pratique, illustrera à l’aide de quelques exemples, les effets de la transposition du roman Être sans destin à l’écran.

Tout d’abord, cette première partie décrira les caractéristiques principales du langage littéraire et filmique ainsi que les éléments fondamentaux de l’adaptation cinématographique. Étudier le langage littéraire et le langage filmique permet d’identifier ce que ces deux formes d’art partagent ainsi que ce qu’elles ne partagent pas. D’ailleurs, cette étude permettra de cerner les traits spécifiques propres à chaque moyen d’expression artistique. Premièrement, il faut noter que le point d’intersection de ces deux arts médiatiques repose sur la valeur du récit. En effet, plusieurs outils conceptuels utilisés pour l’analyse filmique se sont constitués d’emprunts divers faits à la narratologie. La narration dans le film est prise en charge par l’image et par le véhicule linguistique, contrairement au langage littéraire qui est essentiellement un langage écrit composé par des signes linguistiques. La plus grande différence entre ces deux modes de narration est la présence de l’image dans le cinéma qui situe l’action dans le présent. Dans la préface de L’Année dernière à Marienbad, Alain Robbe-Grillet souligne cette caractéristique unique de la narration dans le film:

La caractéristique essentielle de l’image est sa présence. Alors que la littérature dispose de toute une gamme de temps grammaticaux, qui permet de situer les événements les uns par rapport aux autres, on peut dire que, sur l’image, les verbes sont toujours au présent : de toute évidence, ce que l’on voit sur l’écran est en train de se passer, c’est le geste même que l’on nous donne, et non pas un rapport sur lui (15).

Ainsi, l’image devient une technique cinématographique propre à l’adaptation qui supprime toute chronologie et tout narrateur dans le récit.

La problématique qui s’ajoute à cette adaptation particulière à trait à son contenu. L’expérience de la shoah a souvent été nommée indicible à cause du contenu de l’expérience tragique reliée à l’événement concentrationnaire. Comme la littérature éprouve de la difficulté à mettre en mots une telle expérience, de même il serait difficile de la mettre en images. Nonobstant cette difficulté, plusieurs cinéastes comme Claude Lanzmann (Shoah) et Steven Spielberg (Schindler’s List) ont quand même réalisé des films à succès.

Afin de démonter la particularité des deux langages (langage littéraire et langage filmique), je prendrai comme exemple une oeuvre littéraire, Être sans destin, et je ferai voir comment elle se rejoue sur le plan cinématographique. L’adaptation constitue une partie importante de la théorie du cinéma. Il faut souligner que la transposition du langage littéraire à l’écran pose un certain nombre de problèmes spécifiques. Les mutations et les changements sont inévitables au moment où l’on abandonne le régime linguistique pour le régime visuel. En effet, le mot «adapter» signifie «changer» ou «transposer». Ainsi, même l’adaptation la plus respectueuse d’une oeuvre littéraire entraîne des changements. Une bonne adaptation donc, n’est pas une traduction parfaite du texte littéraire. Une adaptation réussie rend l’essence et l’esprit de l’oeuvre et la vision de l’auteur. Certaines questions formelles se posent lorsqu’on transpose un roman à l’écran. Quelles sont les effets de la transposition du langage littéraire au langage filmique? Quelles sont les contraintes que pose l’adaptation cinématographique du roman Être sans destin? La transposition à l’écran de ce roman transforme-t-elle le texte littéraire?

Dans cette deuxième partie, il s’agit de répondre à ces questions en faisant une analyse de l’adaptation cinématographique du roman Être sans destin.Cette analyse ne se veut pas exhaustive, mais s’offre comme une introduction aux multiples effets de la transposition d’un discours littéraire au discours filmique. Le film de Lajos Koltai garde les traits d’ensemble du roman, c’est-à-dire l’intrigue, l’action, les thèmes, les personnages principaux et les conventions stylistiques. Pourtant, certains changements, particulièrement dans les détails, ont été nécessaires à la transposition du roman à l’écran. Prenons comme point de départ l’instance du narrateur et le point de vue de celui-ci. Le film commence avec une narration en voice-over qui le situe clairement dans une narration en première personne comme dans le roman. D’autres appareils cinématographiques comme la position de la caméra, montrent que les événements sont donnés par le point de vue du personnage principal qui les a vécus. La voix du narrateur Gyurka est présente tout à travers le film. Bien que la voix narrative reste semblable au roman, il est possible de noter des modifications. Plusieurs récits à la première personne sont remplacés dans le film par des métaphores visuelles. L’image permet de faire jouer en même temps la narration et la description littéraire contrairement au roman qui doit séparer l’action de la description. Silvie Rollet avance cette même idée en disant que « l’image cinématographique, elle, désigne, décrit et raconte en même temps » (43). Un exemple de cette transformation de la voix narrative en métaphore visuelle se voit avec la présence de l’étoile jaune. A plusieurs reprises dans le roman, Gyurka parle de l’étoile jaune que lui et les autres juifs devaient porter sur l’épaule comme symbole de leur ethnicité. Dans le film, ces discours ne prennent pas place. Décrivant le magasin de sport qui se trouve près de chez lui, Gyurka raconte avec naïveté l’histoire des étoiles jaunes.

Ces derniers temps, on peut y trouver des étoiles jaunes fabrication maison, parce que, bien sûr, il y a une grave pénurie d’étoffe jaune en ce moment. (En ce qui me concerne, ma belle-mère s’en est occupée à temps.) Si je ne m’abuse, leur trouvaille consiste à tendre le tissu sur une feuille de carton, c’est plus joli comme ca, et puis les branches ne sont pas aussi ridiculement mal découpés que sur les étoiles que certaine personnes se sont faites elle-même. J’ai remarqué qu’ils s’étaient décoré la poitrine avec leur propre article. Et c’était comme s’ils ne la portaient que pour en donner envie aux clients » (Kertesz 17).

Il est évident par cette citation que Gyurka possède un ton assez naïf et presque humoristique en parlant de cette étoile jaune comme étant quelque chose qui pourrait être jolie et assez prestigieuse. Cette naïveté et cette ironie ne sont pas ressenties dans le film parce que l’étoile jaune est représentée par des images et non pas par un discours subjectif du personnage principal. Ce premier exemple veut mettre en évidence le fait que l’ironie et la naïveté qui décrit le discours de Gyurka dans le roman est essentiellement perdu dans la traduction, voire la transposition d’un langage littéraire à un langage filmique.

Ensuite, il est aussi possible de remarquer quelques scènes qui ont été ajoutées à la version filmique. Ces ajouts et suppressions de scènes modifient légèrement la représentation de l’histoire et ainsi sa signification. Silvie Rollet, en analysant les contraintes spécifiques du langage cinématographique, affirme que la transposition résulte souvent en une modification du sens. « Le film, en raison de ses contraintes spécifiques, doit souvent modifier la perspective narrative du texte : cela a alors pour résultat un remaniement de l’information narrative. Le changement dans la focalisation entraîne, par exemple, l’addition ou la suppression de scènes. Or, ces transformations touchent évidemment à la signification même du texte initial » (17). Une scène particulière qui a été ajoutée au film se déroule lors de la déportation des juifs aux camps nazis. Dans cette scène de déportation, qui consiste seulement d’images et de bruits divers, Gyurka se prépare à prendre la route vers Auschwitz. En attendant le passage d’un tramway, Gyurka remarque que plusieurs personnes échappent et que le policier fait semblant de ne rien voir. Le policier dirige vers Gyurka un regard secret et désinvolte. Ce regard est un geste approbateur pour Gyurka de s’en échapper également. Cependant, Gyurka ne profite pas de cette occasion. Ce qui est important de souligner est l’effet de la traduction du discours littéraire aux images filmiques. Le regard du policier ne communique pas le même message que le discours de Gyurka dans le roman. Gyurka exprime:

Nous fûmes obligés de nous arrêter net pour le (le tramway) laisser passer – et pendant ce court instant, mon attention fut attirée par l’éclair soudain d’un vêtement jaune, devant, dans la poussière, le bruit et les nouées de gaz d’échappement: c’était le Voyageur. Un seul bond, et déjà il avait disparu quelque part sur le côté, dans le tourbillon des gens et des voitures. […] Moi aussi, j’ai regardé autour de moi, mais plutôt par jeu, pour ainsi dire – parce que je ne voyais pas de raison particulière de prendre la poudre d’escampette – et je crois que j’en aurais même eu le temps: mais bon le sentiment de respect s’est avéré le plus fort en moi » (Kertesz 79)

C’est ce regard, voire cette «image» qui fait du film une expression artistique particulière et une partie intégrante du langage filmique. Encore une fois, la naïveté de Gyurka qui sous-tend le roman, n’est pas présentée de la même manière dans le film. Dans le roman, Gyurka exprime qu’il ne voyait pas de raison d’échapper comme le faisaient les autres. Ce commentaire souligne l’innocence du jeune adolescent qui continue à ignorer la situation de menace dans laquelle il se trouve. Ce discours ne prend pas place dans le film et se traduit en silence sur le plan cinématographique. Le silence, bien qu’il puisse s’interpréter de plusieurs manières, est loin de traduire la naïveté de Gyurka qui est central à l’oeuvre littéraire.

Finalement, les jeux de sons et de lumières est un autre aspect esthétique de l’art du cinéma assez particulier. Les sons, et en particulier la musique, dans le film Être sans destin met en scène une atmosphère assez sombre et mélancolique. Silvie Rollet reconnaît la valeur de la musique dans le film comme étant complémentaire aux images qui se présentent sur l’écran. Elle exprime : « La musique joue un rôle de commentaire par rapport au récit iconique dont elle souligne les articulations, les contenus diégétiques… » (33). Si l’on considère le film Être sans destin, on voit que les images du film sont présentées en sépia. L’image sépia consiste à donner des tons ocre pour donner l’aspect d’un film ancien, vu que le film se passe lors de la deuxième guerre mondiale. De l’autre part, ce teint jaune représente l’obscurité, la mélancolie et les souffrances des victimes lors de l’expérience effroyable de la shoah. Nonobstant ces effets esthétiques soulignant le sujet macabre de la shoah, ce film, comparablement à d’autres films de la shoah, est assez moins expressif en ce qui concerne l’aspect grossier et barbare de l’événement concentrationnaire. Les images sont moins grotesques, les sons et la musique sont moins horrifiques, et l’éclairage des images, bien que présenté en sépia, est quand même plus vif que le film ordinaire portant sur la shoah. L’aspect restreint de la grossièreté et de l’horreur est conforme au point de vue naïf de l’adolescent.

Pour conclure, ces quelques exemples présentés dans la deuxième partie, permettent d’affirmer que le film et le roman ne présentent pas le récit de manière identique. Le film n’assume pas de la même façon ce que l’écriture littéraire de Kertesz a de si singulier, c’est-àdire cette ironie et cette naïveté exagérée qui domine le récit. Dans le film l’ironie et la naïveté du narrateur sont moins omniprésentes que dans le roman. Nonobstant les différences sur le plan littéraire et sur le plan cinématographique, les deux formes artistiques réussissent quand même de leur propre manière à représenter la qualité d’une réalité inimaginable de l’adolescent qui a vécu les camps concentrationnaires. Ainsi, l’adaptation du roman à l’écran reste quand même fidèle à l’essence de l’oeuvre originale, bien que l’oeuvre littéraire souligne avec plus d’emphase le ton ironique qui structure le roman.

L’interaction entre ces deux systèmes d’expression, c’est-à-dire, le langage des mots et le langage des images, permet de mieux comprendre ce que chaque art a de spécifique. Pour parler de la shoah, pour la rendre dicible, il semble que l’art littéraire et l’art du cinéma sont des médiations très efficaces. La littérature et le cinéma permettent de dire l’effroyable par des jeux esthétiques qui ne minent pas la nature horrifique de l’événement, mais qui par contre la rend plus abordable. Enfin, cette étude comparative du film au texte littéraire ne visait pas à favoriser une seule forme d’expression artistique, mais de rendre compte des différences qui existent entre les deux ainsi que de rendre compte doublement du pouvoir du langage en littérature et au cinéma.


Works Cited

Kertesz, Imre. Être sans destin. Paris: Actes Sud, 1998. Parrau, Alain. Écrire les camps.

Paris : Belin, 1995. Robbe-Grillet, Alain. L’année dernière à Marienbad. Paris : Minuit, 1961.

Rollet, Silvie. Enseigner la littérature avec le cinéma. Paris : Éditions Nathan, 1996.

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